Dans les replis de la culture populaire et du folklore britannique, une figure inquiétante se dresse, venue d’une simple comptine enfantine mais chargée d’un malaise durable : le Crooked Man, « l’homme tordu ». Personnage au corps difforme, souvent représenté comme un vieillard décharné et courbé, il incarne à la fois l’innocence des berceuses et l’angoisse des cauchemars.
Origines : une comptine au double visage
La première mention connue du Crooked Man remonte au XVIIe siècle. La comptine anglaise “There Was a Crooked Man”, publiée dans diverses anthologies de nursery rhymes, raconte l’histoire d’un homme courbé, vivant dans une petite maison tordue, avec un chat tordu et une souris tordue. Rien de plus qu’un jeu de mots enfantin, pourrait-on croire.
Pourtant, plusieurs interprétations suggèrent un sous-texte historique ou symbolique. Certains y voient une allusion aux tensions religieuses entre l’Angleterre et l’Écosse, ou à un personnage réel, Sir Alexander Leslie, dit « the crooked man » pour son rôle dans les guerres covenanters. Le caractère « tordu » renverrait alors non seulement à la difformité, mais aussi à la duplicité politique.
Le glissement vers l’horreur
Avec le temps, cette figure a quitté les pages innocentes des recueils pour entrer dans un imaginaire plus sombre. Sa silhouette anormale – un corps longiligne, brisé, désarticulé – a inspiré l’horreur gothique et moderne. Dans l’inconscient collectif, l’homme tordu incarne la déformation, l’inquiétante étrangeté : ce qui devrait être familier, mais qui apparaît irrémédiablement altéré.
Au cinéma, il connaît un regain de popularité avec « The Conjuring 2 » (2016), où il surgit comme une entité cauchemardesque, sorte de marionnette infernale, annonciatrice du mal. Cette apparition, glaciale par son mouvement désarticulé et sa voix grinçante, a cristallisé la légende moderne du Crooked Man en véritable démon.
Une figure de l’ombre
Si le Crooked Man fascine tant, c’est qu’il incarne une peur universelle : celle de la déformation de l’humain. Sa silhouette évoque la maladie, la souffrance, la vieillesse… mais aussi l’idée que quelque chose de tordu existe dans l’ordre du monde. L’homme courbé ne se contente pas d’habiter une maison tordue : il devient le reflet d’une réalité instable, où tout peut se briser.
Dans certaines versions folkloriques modernes, on dit qu’il rôde la nuit dans les couloirs des maisons, attiré par les enfants qui chantonnent la comptine. Sa présence serait précédée d’un grincement, comme le craquement d’os disloqués. Ceux qui le voient ne s’en sortiraient jamais indemnes : soit ils disparaissent, soit leur corps se déforme à son image.
Entre mythe et modernité
Le Crooked Man illustre parfaitement la manière dont une simple berceuse peut se transformer en mythe noir. De la poésie enfantine à l’icône horrifique, il témoigne de cette porosité entre l’innocence et l’effroi, entre le jeu et la mort.
Aujourd’hui encore, il nourrit films, jeux vidéo, récits et creepypastas. Sa démarche cassée, son sourire déformé et ses os saillants forment l’archétype du monstre qui ne tue pas seulement par la force, mais par la peur viscérale qu’il inspire.