Chaque 18 novembre, à l’heure où Montmartre s’endort sous un voile de brume, les rues de Paris semblent retenir leur souffle. C’est à ce moment précis que l’on dit que les portes du Grand Guignol s’entrouvrent, non pas pour accueillir les vivants, mais pour laisser s’échapper les ombres. Le Grand Guignol, ce théâtre maudit de la rue des Martyrs, fermé depuis 1962, n’était pas seulement un lieu de spectacles gore et d’horreurs théâtrales. C’était un portail. Un endroit où la peur se mêlait au désir, où les acteurs jouaient avec le sang, et où les spectres, affamés, attendaient leur tour pour monter sur scène. Parmi toutes les légendes qui hantent ses coulisses, l’une se distingue par sa sensualité glaçante : Les Ombres de l’Horrible, la pièce qui aurait réveillé les Spectres Sanglants.
Une Scène Baignée de Sang et de Désir
Le Grand Guignol ouvre ses portes en 1897, sous l’impulsion d’Osvald Durif et Max Maurey, deux visionnaires qui voulaient faire hurler Paris. Pas avec des farces légères, non : avec du vrai, du cru, du viscéral. Des pièces courtes, quinze minutes de terreur pure – viols, mutilations, folie – jouées sous des lumières rouges qui faisaient luire le faux sang comme du vrai. Le public, une bourgeoisie friande de frissons, venait pour l’horreur, mais repartait avec un désir inavoué : celui de côtoyer la mort de près, de la caresser du regard.
C’est dans ce chaudron de passions que naît Les Ombres de l’Horrible, une pièce de 1910 signée par un dramaturge anonyme (on soupçonne André de Lorde, le maître du Guignol). L’intrigue ? Une jeune veuve, Élise, hantée par l’esprit de son amant assassiné. Chaque nuit, il revient – ombre sanglante, lèvres rouges de son propre sang – pour réclamer non pas vengeance, mais un baiser. Un baiser qui aspire l’âme, qui vide le corps de sa chaleur. Élise lutte, mais son corps trahit : elle se cambre vers l’ombre, ses lèvres s’entrouvrent, et quand les mains spectrales effleurent sa peau, le public retient son souffle. Les effets étaient ingénieux : projections d’ombres sur des draps tendus, faux sang qui coulait des plafonds, et une actrice principale, Élise V. (de son vrai nom Élise Valmont), dont la beauté pâle et les courbes généreuses faisaient oublier la terreur.
La première représentation, le 18 novembre 1910, est un triomphe. Cris, évanouissements, applaudissements frénétiques. Mais dès la deuxième, les murmures commencent. Élise V. raconte dans ses mémoires (Mes Nuits Sanglantes, 1925) : « Au milieu de la scène du baiser, j’ai senti des lèvres froides sur ma gorge. Pas celles de mon partenaire. Des lèvres qui goûtaient… comme si elles n’avaient pas bu depuis des siècles. » Les autres acteurs parlent d’ombres qui bougent seules sur scène, de rires étouffés qui sortent des coulisses vides, et de taches de sang frais sur les costumes – pas du sirop de fraise, du vrai, chaud, qui coule des manches comme des larmes.
Les Spectres Qui Ne Veulent Pas Descendre
La pièce est jouée 47 fois avant d’être retirée du programme en 1912, après un incident qui marque les esprits. Lors d’une matinale exceptionnelle (le Guignol jouait surtout la nuit, pour accentuer la peur), un spectateur au premier rang – un vieux monsieur en chapeau melon, veuf notoire – s’effondre au moment où l’ombre « buvait » l’âme d’Élise. L’autopsie parle d’infarctus, mais les témoins jurent qu’il a souri avant de tomber, les yeux fixés sur la scène, comme s’il avait vu une amante perdue. Élise V. arrête la pièce ce soir-là : « Les ombres avaient faim pour de vrai. Elles ne jouaient plus. Elles prenaient. »
Depuis, le théâtre fermé abrite ces Spectres Sanglants, des âmes d’acteurs et de victimes des spectacles du Guignol, coincées dans une boucle éternelle de désir et de terreur. Les urbexeurs qui s’infiltrent aujourd’hui (le bâtiment est condamné depuis 1962) rapportent des phénomènes troublants :
- Des murmures coquins dans les loges, comme des rires de femmes qui se préparent pour un baiser fatal.
- Des projections d’ombres sur les murs nus, des silhouettes enlacées qui ondulent, sanglantes et nues.
- Des touches froides sur la peau, comme des lèvres qui effleurent la gorge, le cou, les cuisses – toujours au même endroit que dans la pièce.
En 2019, une équipe d’urbexeurs (vidéo disponible sur leur chaîne YouTube « Shadows of Paris ») a capturé un enregistrement audio : un gémissement féminin, suivi d’un rire masculin, puis un silence ponctué d’un claquement humide, comme un baiser qui aspire. L’un d’eux a quitté le groupe après ça, jurant avoir senti des mains sur ses épaules pendant la descente des escaliers.
Un Désir Qui Traverse les Siècles
Ce qui rend les Spectres Sanglants uniques, ce n’est pas la terreur pure du Guignol, mais ce mélange de peur et d’érotisme. Les ombres ne tuent pas. Elles séduisent. Elles touchent. Elles invitent. Comme Élise V. l’écrivait : « Ils ne veulent pas votre sang. Ils veulent votre souffle. Votre chaleur. Votre abandon. » C’est un hantement intime, presque amoureux – un désir qui hante les vivants, les pousse à revenir, à explorer les coulisses pour un frisson qui ressemble à un orgasme.
Le théâtre, aujourd’hui un squat légal pour artistes (visites guidées sur demande), reste un lieu de culte pour les amateurs de paranormal. Certains y organisent des séances nocturnes, allumant des bougies aux places des anciens spectateurs, espérant attirer les ombres. Et si vous y allez, un conseil : ne restez pas seul. Prenez un partenaire. Serrez-le fort. Parce que les Spectres aiment les amoureux. Ils les regardent. Ils les touchent. Et parfois… ils les rejoignent.
Sources et inspirations : Mémoires d’Élise V. (Mes Nuits Sanglantes, 1925) ; archives du Grand Guignol (Bibliothèque de l’Arsenal, Paris) ; témoignages d’urbexeurs via « Shadows of Paris » (2023). L’article s’appuie sur des récits oraux et des enregistrements non vérifiés. À explorer avec prudence… et un partenaire de confiance.
