Dans les années 1930, l’art de la photographie était encore un domaine empreint de mystère et de fascination pour le public. Les avancées techniques en matière de trucages étaient rares et peu maîtrisées, et c’est dans ce contexte qu’un photographe du Kansas, Frank D. « Pop » Conard, eut une idée qui allait marquer l’histoire de la mystification visuelle. En pleine Grande Dépression, à Garden City, Kansas, un événement naturel des plus banals se transforma en une opportunité commerciale audacieuse : une invasion massive de sauterelles en 1935.

Face à cet essaim d’insectes, Conard, un photographe expérimenté et doté d’un esprit inventif, décida de mettre à profit son talent pour capturer l’imaginaire collectif d’une Amérique en quête d’évasion et de divertissement. Il entreprit de créer une série de photographies où des sauterelles gigantesques, issues de son imagination fertile, devenaient le cœur d’une farce visuelle d’envergure.

Bien avant l’ère du numérique, où les retouches et trucages peuvent être réalisés en quelques clics, Conard travailla avec précision et astuce. Il superposa habilement des images de sauterelles sur des scènes rurales du Kansas, donnant l’illusion que ces insectes avaient atteint des tailles monstrueuses. Sur l’une des photographies, on aperçoit un chasseur, fusil en main, tenant fièrement une sauterelle de proportions démesurées, aussi grande qu’un chien. Dans une autre, un groupe d’hommes s’agite frénétiquement dans un champ, tentant d’attraper l’un de ces colossaux insectes.

Ces images, loin de simplement amuser, capturèrent l’attention du public. Les cartes postales issues de ces clichés se vendirent comme des petits pains, rapportant à Conard non seulement un revenu considérable mais aussi une reconnaissance qui traversa les frontières du Kansas. Ce qui aurait pu n’être qu’une simple plaisanterie locale devint un phénomène de masse, alimenté par la crédulité et la fascination des foules.

L’un des aspects les plus troublants de cette histoire réside dans la foi aveugle que le public accordait aux images à cette époque. En 1935, les photographies étaient souvent perçues comme des preuves irréfutables de la réalité. « Les images ne mentent pas », disait-on fréquemment. Pourtant, les clichés de Conard défièrent cette croyance. En effet, bien des gens crurent véritablement à l’existence de ces sauterelles géantes, sans se douter qu’ils étaient les victimes d’un tour de passe-passe astucieux. Conard lui-même commenta, non sans un certain amusement : « On dit que les images ne mentent pas, mais à en juger par le succès de ces cartes postales, il semble que les habitants du Kansas aiment un petit mensonge bien ficelé. »

Ce qui est fascinant dans cette histoire, c’est à quel point elle révèle non seulement l’ingéniosité de Conard, mais aussi la malléabilité des perceptions humaines à une époque où l’information visuelle commençait à circuler plus librement. En 2024, nous sommes habitués à remettre en question l’authenticité des images, à l’ère des deepfakes et des manipulations numériques. Cependant, à une époque où l’image imprimée avait un pouvoir quasi sacré, la plaisanterie de Conard nous montre à quel point la frontière entre le réel et l’imaginaire pouvait être floue.

Jusqu’à sa retraite à l’âge de 63 ans, Frank D. « Pop » Conard continua d’imprimer ses fameuses cartes postales de « whopper hoppers » (sauterelles géantes). Bien que son travail ait commencé comme une farce, il s’inscrit aujourd’hui dans l’histoire de la photographie comme un exemple fascinant de l’utilisation créative de la réalité et de l’imaginaire, une démonstration précoce de l’illusion visuelle à grande échelle. Son œuvre, aussi légère soit-elle en apparence, pose néanmoins une question fondamentale : jusqu’où sommes-nous prêts à croire ce que nous voyons ?

Dans ce jeu entre l’authenticité et la fiction, Conard a su capter l’air du temps, et même des décennies plus tard, ses sauterelles géantes continuent de faire parler d’elles, rappelant que, parfois, une bonne histoire vaut bien plus que la vérité.